Renseignement: la surveillance des personnes reste peu encadrée

2023-08-11 Off By dporgpd

Une gifle délivrée discretement reste une gifle. A la mi juillet, le parlement suivant le souhait du gouvernement a fini par refusé à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) les moyens qu’elle demandait pour exercer sa mission dans des conditions conformes à la loi. Une rebuffade qui maintient la CNCTR – pourtant seul contre- pouvoir indépendant à la surveillance d’Etat – à distance d’un système qu’elle qualifie elle même de « boîte noire » sur la- quelle elle n’a de vision ni «précise ni exhaustive ».

La surprise n’est pas feinte.

Dans le cadre des débats sur la loi de programmation militaire, l’Assemblée et le Sénat avaient voté, en séance, l’article permettant à la CNCTR d’aligner son contrôle relatif aux techniques de surveillance les plus intrusives – captation sonore et vidéo dans des lieux privés ou recueil de données informatiques – sur celui qui est en vigueur pour les plus classiques : les interceptions téléphoniques. Un vœu, formulé par la Commission depuis 2017, qui devait offrir un « accès permanent, complet et direct » pour les agents de la CNCTR aux données sophistiquées qui ont le vent en poupe pour contourner l’obstacle des messageries cryptées. Le recours ­à ces techniques intrusives a augmenté de 30 % ­entre 2021 et 2022, une hausse récurrente depuis trois ans.

Mais le 10 juillet, comme l’a fait savoir le site spécialisé Intelligenceonline.fr, les représentants de la droite sénatoriale se sont finalement dédits. « Les Républicains se sont couchés face au gouverne- ment et à la DGSE, qui ne voulaient pas d’un contrôle en temps réel de la CNCTR sur les techniques les plus attentatoires aux libertés individuelles », analyse Bastien ­Lachaud, député (LFI) de Seine- Saint-Denis et membre de la commission de la défense et des forces armées. Un revirement passé inaperçu alors que la période estivale débutait, et sans doute aussi à cause de la complexité d’un sujet qui peut déconcerter les plus férus d’histoires d’espionnage.

Des « moyens modestes »

Dès que les services secrets français utilisent une technique pour collecter des informations – écoutes, géolocalisation, données informatiques, captation d’image et de son, etc. –, ils doivent solliciter l’avis consultatif de la CNCTR, née en 2015 de la loi sur le renseignement. Or, si la Commission dispose, dans ses propres locaux, de moyens sécurisés pour consulter, en direct, les interceptions téléphoniques classiques en cours, centralisées et gérées par le groupement interministériel de contrôle, elle doit se déplacer aux sièges des principaux services de renseignement français, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), pour contrôler, a posteriori, l’utilisation des outils de renseignement les plus sensibles.

Dans son rapport annuel 2022, publié en juin, la CNCTR rappelait que le contrôle des techniques les plus intrusives était d’autant moins efficace que les « moyens de la CNCTR sont modestes, et le temps consacré aux contrôles sur place, nécessairement limité ». De plus, les lieux de stockage sont non seulement hébergés au sein de la DGSE et de la DGSI, les plus gourmandes en captations de données privées, mais aussi dispersés sur plusieurs sites. Enfin, si le dispositif actuel accorde, par sondage, un droit de regard à la CNCTR sur les données brutes issues de ces techniques, elle n’a pas connaissance de la production qui peut en être faite. D’où un dispositif incomplet en matière de protection de vie privée.

« La Commission est dépourvue de moyens de contrôle optimisés s’agissant des techniques les plus attentatoires à la vie privée ou permettant le recueil d’un volume important de données », écrit la CNCTR dans son rapport annuel. Or, ajoute-t-elle, « si le contrôle de la CNCTR ne progresse pas, cela signifie qu’il s’affaiblit. Il ne saurait donc demeurer figé dans ses modalités ». La Commission confie qu’elle manque, aujourd’hui, de vision « précise et exhaustive » quant à l’ensemble du système de surveillance dont disposent les services secrets, notamment en ce qui concerne « la cartographie des flux de données exploitées ».

Le directeur de la DGSE, Bernard Emié, s’est démultiplié auprès de ses interlocuteurs au Sénat et à l’Assemblée pour dire tout le mal qu’il pensait de l’article de loi donnant à la CNCTR les moyens de son contrôle. Sa requête a été relayée par l’Elysée, qui a ensuite chargé le ministère de la défense et Mati- gnon d’obtenir le retrait de cet article auprès des parlementaires.

Outre le coût exorbitant d’une connexion directe et sécurisée entre la DGSE et la DGSI avec la CNCTR, ils ont expliqué que la centralisation du contrôle des moyens de surveillance les plus intrusifs serait « une vulnérabilité » face aux services secrets étrangers. Ces derniers n’auraient, selon eux, qu’un seul point « à craquer » pour percer les secrets du renseignement français.

Négligence du Parlement

Ce n’est pas la première gifle infligée à la CNCTR. Parmi d’autres, en juin 2021, le gouvernement et le Parlement avaient fait la sourde oreille face à l’invitation de la commission d’aligner le droit français sur la jurisprudence européenne en matière de surveillance de masse après l’arrêt rendu le 25 mai 2021 par la Cour européenne des droits humains (CEDH) condamnant Londres pour violation « du droit au respect de la vie privée et familiale et des communications ». Le projet de loi relatif au renseignement adopté en première lecture le 2 juin à l’Assemblée permettait d’ajouter un article pour anticiper une probable future condamnation française par la Cour de Strasbourg. Suggestion rejetée. Décision avait été prise de jouer la montre face aux juridictions européennes.

Sans préjuger de la réaction, en privé, du président de la CNCTR, Serge Lasvignes, dont l’institution s’est refusée à tout commentaire, ce nouvel arbitrage en défaveur de celle-ci révèle aussi la négligence, voire l’indifférence, du Parlement à l’égard des affaires de renseignement. Selon une source issue de cette communauté, « la droite sénatoriale n’avait rien contre l’extension des moyens de contrôle de la CNCTR, elle voulait surtout des leviers de négociations avec le gouvernement pour forcer Matignon à augmenter le budget de la défense ». Confortant l’hypothèse, il est à noter qu’au sein de la même commission mixte paritaire, l’article confiant le contrôle de la vente des armements à la délégation parlementaire au renseignement a également été retiré.